Plus personne n'est envoyé au bagne en Guyane, même s'il existe encore la réclusion criminelle à Saint-Martin de Ré par exemple. Mais en ce temps-là, sur les quais de la Rochelle, il n'était pas rare de voir un étrange cortège d'hommes enchaînés qui avançaient lourdement, tête baissée, un baluchon sur le dos. Surveillés de près par des gardes armés de fusils, ces condamnés aux Travaux Forcés allaient être embarqués pour Cayenne.
Ce jour-là dans le convoi maudit, un proscrit ne courbe pas la tête. C'est l'abbé Pierre, de Saint-Rémy de Provence.
Tout le monde l'aimait dans ce petit village du Midi. Derrière le presbytère vivait la veuve Duval. Un matin d'hiver, sa femme de ménage l'avait découverte assassinée. On savait que la veuve léguait tous ses biens à l'abbé. Les gendarmes avaient trouvé, enterrées dans le jardin, galoches et soutane couverte de sang. La culpabilité du curé ne faisait pas de doute.
Pourtant, durant tout le procès, l'abbé Pierre n'avait pas cessé de répéter que, devant Dieu et les hommes, il était innocent.
Embarqué avec d'autres malheureux sur le bateau-cage Le Lamartinière, il est en butte aux sarcasmes et aux mauvais traitements des autres prisonniers, qui ne peuvent supporter ce prêtre-assassin qui passe son temps à réciter des prières.
En Guyane, c'est l'enfer du bagne :
C'est un climat meurtrier : une alternance de soleil brûlant et de pluies tropicales, où les hommes, travaillant sous une chaleur écrasante, sont assaillis sans trêve par des nuées de moustiques du paludisme, dévorés par des fièvres qui les affaiblissent.
C'est la « case » où chaque nuit sont parqués quarante criminels, jeunes délinquants et vieux récidivistes, qui tous se haïssent. Là, le plus fort fait régner sa loi, un couteau au poing. Là s'étalent la violence et le vice. Si l'un tente de résister, il y laisse sa vie.
C'est là que va vivre le prêtre ! Devant ces êtres abjects, rejetés de tous, son cœur est torturé, il souffre de leurs blasphèmes, de leur obscénité... Il est saisi d'une immense pitié.
Comme eux, il a le crâne tondu et les joues creuses ; comme eux il travaille à l'abattage des arbres en pleine forêt... Mais jamais il ne se plaint, jamais il ne profère de jurons, son regard est compatissant et ne trahit jamais, comme celui des autres, un cœur haineux et désespéré. Souvent il aide les plus faibles.
On commence à s'apercevoir qu'il n'est pas comme les autres.
Au bout d'un an, il est affecté à l'infirmerie d'un camp en plein marécage : Oraput, le camp des têtes dures, des irréductibles, l'horreur des horreurs ! Là, il s'efforce de faire du bien à ces êtres brutaux et fourbes.
Et peu à peu il gagne l'amitié des forçats et le respect des gardiens.
Quand ferme Oraput, il demande à aller sur l'île Saint-Louis au milieu du Maroni, le camp des lépreux. Rongés par ce terrible mal, oubliés de tous, des dizaines de bagnards y attendent la mort dans des conditions abominables. Chaque matin, on leur jette sur la plage un sac de vivres ; une fois par semaine vient un médecin. Le prêtre s'efforce de les soigner, de les encourager...
Il vivait là depuis cinq ans, quand on amena sur l'île un forçat, nommé Groscaillou, qui avait déjà purgé une peine de huit ans et venait de contracter la lèpre. Quand le curé se pencha sur lui pour panser ses plaies infectes, l'homme le regarda fixement et se mit à hurler : « Non, non, pas lui, pas l'abbé Pierre ! »
— Comment me connais-tu ?
— Je suis Groscaillou, votre ancien jardinier...
Le prêtre, très ému, s'écria : « Mon pauvre Jean ! Comme tu es puni ! »
En entendant ses hurlements, d'autres s'étaient approchés : « Écoutez-moi, vous tous, cria-t-il, cet homme est innocent... Il a été condamné à ma place... c'est moi qui ai tué la veuve Duval ! J'avais mis la soutane de l'abbé. En revenant je suis tombé sur lui et je lui ai tout raconté en jurant que j'irai me dénoncer le lendemain. Mais j'étais jeune, je voulais vivre… je n'ai rien dit... Et lui, il a été condamné. Maintenant, donnez-moi du papier et un crayon, je veux écrire ma confession... je ne peux plus supporter de garder ça... »
L'abbé Pierre répondit : « Confesse-toi plutôt au Seigneur ; prie-le qu'il te pardonne ! »
Cette nuit-là, Groscaillou se noya dans le Maroni.
Les autorités demandèrent à l'abbé Pierre de faire une déposition sur le meurtre de Saint-Rémy. Il refusa :
« Je suis venu ici par la volonté de Dieu. Il m'a choisi pour adoucir les souffrances de ces malheureux. Ces hommes sont mes amis, je demande de rester avec eux jusqu'au bout. »
Quand les papiers officiels ordonnant sa libération arrivèrent, il était à l'infirmerie, miné par le paludisme. Il mourut peu après.
Les forçats rassemblés autour de sa tombe étaient très émus ; l'un d'eux s'écria : « L'abbé Pierre... c'était un homme, un vrai ! Un messager de Dieu ! »
dit Jésus à ses disciples. Mais, étaient-ils des amis, ceux pour qui il a donné sa vie ?
Plus que le sacrifice d'un homme pour quelques hommes, c'est le Fils de Dieu lui-même qui est venu vivre au milieu des hommes ; il s'est abaissé jusqu'au sacrifice suprême de sa mort sur une croix. Par amour pour nous, misérables voués à la perdition éternelle, pour nous arracher à nos passions mortelles, IL A DONNÉ SA VIE. Il a pris sur Lui tous les péchés des hommes, toutes les bassesses, les perversions, les horreurs...
Condamné comme un criminel, Lui, saint, pur, innocent, il a subi tous les outrages de la part de ceux qu'il venait sauver : une couronne d'épines, les crachats, les coups, les injures, les clous dans ses mains qui guérissaient les malades, dans ses pieds qui marchaient vers toutes les détresses. Pour lui, qui nous a appris l'amour, il n'y eut que solitude, angoisse et même les ténèbres les plus profondes, avant qu'il ne s'écrie : « C'est accompli ! » L'œuvre est faite, parfaite.
Je sais que c'est pour moi que le Christ subit un tel châtiment. Mais c'est aussi pour toi. Il t'a aimé jusque-là.
NON, IL N'Y EUT JAMAIS DE PLUS GRAND AMOUR !